Accéder à la valeur d'un «savoir» au-delà de l'acquisition d'un capital de connaissances reproductibles et rentables, accéder à une relation à l'autre et aux choses au-delà de la compétition, de la sélection, de la domination et de la dépendance, de l'intérêt et de la satisfaction, aucune éducation, aucun enseignement, aucune morale ou aucune contrainte ne peuvent le réaliser. Le théâtre c'est d'abord et essentiellement le corps en scène. C'est l'expérience qui advient au çorps psychique et «social» du fait d'être en scène. Le reste vient ensuite. De même qu'un seul ose permettait à Cuvier de déduire l'animal entier, tout ce dont le théâtre est porteur se laisse déduire de cette expérience première du corps en scène.Et cela indéfiniment, pour l'individu comme pour espèce.
L'étudiant fait là l'expérience d'une perte radicale d'identité. Cette expérience il doit la reconnaître la nommer, dire ce qu'il y découvre, par exemple le fait de ne plus s'appartenir, de voir s'ouvrir devant lui le champ d'une individuation infinie, de chercher l'autre pour la développer et la lui faire nager, et au fond de tout cela l'émotion. L'étudiant découvre ici une dimension cognitive, affective pragmatique inédites, à puissance à la fois singulière et universelle. Il entre à l'Université." Le théâtre, l'Université, et la question de l'identité Université, en introduisant la possibilité d'une formation artistique concomitante à chaque cursus, sollicitera une suspension méthodologique de tout souci d'identité {et de maîtrise autre que irrationnelle). Cette suspension ouvre à l'apprentissage, au questionnement, à l'invention de toute identité, dont la quête s'épuise dans l'émergence de la vie relationnelle, de ses enjeux de qualité, du ci d'une différence qui ne soit pas d'identité mais d'une différence qui fait la différence. C'est la chance offerte de faire l'expérience du degré zéro de l'identité.
Expérience de la «folie» dira-t-on, à condition de reconnaître en celle-ci la source. Comme un «l'art» et de la «science» {«l'imagination» ... ) qui ne font que traverser connaissance, maîtrise, gouvernement, pouvoir, pour approcher sur le mode de l'asymptote le processus et la création jusqu'à leurer. Pour cela, ce qui seul compte de ce quel' on croit «connaître», c'est ce que l'on en fait et ce qu’on en dit, et comment. Et de reconnaître que cela même est très contingent par rapport au champ de la qualité que l'expérience du corps en scène permet de rencontrer. Un «art»} donc, une « science», une «pensée sauvage», que la scène appelle et que les «oeuvres» montrent indéfinilnent et depuis toujours.
Et si ce que l'on fait et ce que l'on dit ne saurait jamais être « définitif>>, revenir à soi, à l'identité c'est qu'il en appelletoujours à l'autre, pour que ce qui se fait, ce qui se dit, le soit autrement devienne autre chose. C'est de cette mise en abyme de l'identité que rencontre le corps en scène se déduit l'apprivoisement infini des potentialités du corps, du geste, du mouvement, de l'aide la voix et du silence, bref du rapport à l'autre que l'on a et de sa propre altérité. Pour pouvoir jouer le personnage, bien sûr, jouer l'identité, jouer l'illusion, jouer le faux, passer l'examen, passer le recrutement, passer à l'image. Être adapté, mais qui l'est? Et à quoi? S'assimiler? À qui, à quoi Les chemins des «singuliers» sont multiples, entre les illusions de «solution» ou d'abandon, en réalités inacceptables, il faut garder le cap sur «l'autre», l'autre qui partage l'absolution du désir et de l'intelligence. Ils ne se reconnaissent dans aucune des «identités» que projette sur eux une idée de l'humanité qui ne parvient pas à reconnaître que l'autre, chacun de nous et chaque «chose», r à «l'identification» comme à la mort. Et que c'est peut-être cela, «la vie». Identités « hybride » identités « métisses »,l'Université postmoderne, postcoloniale, subalternise, pense sauver l'identité par l'oxymore, alors que la seule existence de l'oxymore interdit qu'on l'y projette.
Apprendre le théâtre, apprendre à jouer, c'est apprendre à se passer de l'identité pour la joie mais c'est aussi «apprendre» en soi, la série des «apprendre» selon G. Bateson : apprendre passer de l'identité, apprendre à apprendre à se passer de l'identité, etc., jusqu'au point où l'ait se substitue à l'identité, où la conversation, la diplomatie, la parole, libres de tout horizon consensuel se substituent au métalangage et au discours qui contraignent à l'identité, pour ouvrir choses et êtres matière et esprit, à une puissance infinie de différences et de relations. Quand commencer à apprendre à l'université ?
L'identité révèle la nature du pouvoir. Elle en est la trace, la marque et l'arme. La démocratie, qu'a souhaiterait mondialiser, y trouve encore le ressort de son pouvoir. La démocratie est donc encore venir. De l'identité on connaît le principe qui est d'exclure de pouvoir être contredite, d'exclure le tie)": c'est à dire ce qui empêche le «deux» de faire «un», libère du «sens commun» la sexualité, la parole, la relation, le choix et la décision. Exclure le tiers c'est exclure la liberté et la responsabilité, I ‘invention du singulier et de la relation dans le dire, le faire et le penser. Le tiers est la référence vide, il suspend l'identité, il permet d'entrer et de sortir d'une relation, de ne pas capturer et de ne pas être cap par «soi», par «l'autre», il dénonce le point de mensonge de tout «consensus» (quel «autre» y a sacrifié ?). Le tiers est la condition du jeu. L'acteur l'a toujours comme point de mire. Et pas seulement l'acteur, mais tout apprenant, toute «pensée», toute «activité», toute «profession». La seule prise e considération du «tiers», qui, d'emblée, donne un statut à l'autre, porte à leur limite «l'objectivation »~ «I ‘instrumentalisation» qui constituent leur «identité». Toutes les dimensions (cognitive, pragmatique, affective} sont ici portées bien au-delà des causes et des fins qu'on leur attribue.
Qu'on puisse «jouer» à la capture parce qu'on possède l'art d'y échapper, chaque enfant le sait. Ce «savoir» disparaît chez l'adulte (être «adulte» c'est être captif). Ce qui fait de l'adolescence et, bientôt, d la période étudiante, un «passage» crucial (bien connu de toutes les cultures : donc propre à la culture? .. ;).
Toute pratique artistique entretient ce «savoir». Le préserver à travers un «cursus professionnalisant>~ «transformerait l'Université. La scène, l'être en scène, le corps en scène interdisent la « pris~ », l'hypnose, l'inceste, le meurtre et le suicide ( «Hamlet» ), ces «après d'identité», tant «personnels» que «collectifs».
L'identité repose sur un contre-sens sur le miroir, le regard et la voix. La réflexion, la prise se substituent à l'aventure, au risque, à l'invention, à ce qu'autorise le tiers. Elle ne veut rien savoir de la distraction, de la soustraction, de l'abstraction qui substituent le jeu aux rapports d'emprise et de forces, la métaphore à l'identité du mot et de la chose, du signifiant et du signifié, de la signification et du sens (qui reste toujours enjeu). Elle est spéculaire, tautologique, exclusive et sélective. Raciste, ethnique et sexiste. Multiculturelle (encore un oxymore: comment la culture, c'est à dire la qualité de la relation à l'autre, peut-elle être «multiculturelle» ?), l'identité s'échoue dans la dernière: celle que confère la consommation et qu'on appelle « style de vie».
Qui et quoi pourrait échapper à l'identité? Rien n'existe sans identité, l'Université le dit, les «sans Etat», les «sans-papiers» le savent. La prison les attend. La représentation de l'identité, c'est la prison, dorée ou barbelée.
Au moment où la démocratie s'inventait du pouvoir de l'identité, comme condition de connaissance et de reconnaissance, condition cognitive, morale et socio-politique, le théâtre s'inventait d'avoir su la repérer comme foyer imaginaire et foyer de terreur qui conduisait au tragique de la guerre et à la comédie qu'en faisait les femmes.
Le théâtre porte la mémoire de cet impossible limite à l'individuation et à la relation. Il a su montrer la fabrique des identités individuelles et collectives, celle du «personnage», avec son tragique, son comique, ou son grotesque ; celle du collectif, la formation des masses en «foules» autour du chef et de l'ennemi intérieur et extérieur. Envers de la démocratie, il en est la puissance d'auto-dépassement.
Le théâtre est le dispositif de déconstruction interne à la démocratie comme ultime refuge du pouvoir de l'identité. Le ver était dans le fruit. Dès son aurore l'Occident était fini. Question de temps.
Mais ce théâtre-là il fallait le neutraliser. On l'a évacué en le dédoublant : en théâtre dit « professionnel », d'une part, sur lequel on peut exercer contrôle, surveillance, subvention et dont le critère est «esthétique», savant dosage de tradition et d'avant-garde dont les critiques connaissent bien la cuisine, l'ensemble définissant cette identité du théâtre qu'on peut enseigner; et théâtre « amateur » ou « expérimental », d'autre part, dont l'existence est celle d'un pétard, entre la fête et la provocation ou les deux ensemble.
En attendant le spectacle multimédia, qui, lui, évacue tout d'un coup. Mais rejoint le stade. La vidéo-conférence globale. «L'interactivité» : la danse des cannibales autour du chaudron qui bout.
On l'aura compris: le théâtre à l'Université est le retour, le« spectre », du théâtre qui a été évacué. Mais l'Université n'accueillera pas le «Spectre» : elle doit assurer la transmission de la tradition, de la représentation culturelle du théâtre. Elle doit faire servir le théâtre à la construction des identités individuelles et collectives, apporter sa contribution à l'illusion politique et religieuse.
4.-Comment le théâtre à l'Université rencontre la «globalisation»
Mais si le théâtre témoigne d'une puissance anthropologique et politique d'individuation et de relation par-delà le pouvoir de l'identité qui traverse l'histoire, et dont, encore une fois, l'étudiant fait l'expérience cognitive, affective et pragmatique, ne doit-t-on pas constater que l'histoire même du capitalisme l'a réalisée, au-delà de son utopie? En effet, la« globalisation », le « système » capitaliste, libéral et néolibéral, n'a d'autre référent que lui-même. En cela il a fait passer l'identité et son pouvoir dans le système. Auquel s'accorde l'université, hors le résidu anachronique de l'individualisme humaniste.
L'érosion et la transformation avancées des supports identitaires et normatifs de la modernité («travail - famille - patrie»; «État - nation - territoire») ont conduit au seuil d'une médiation économique et médiatique intégrale de l'identité. Identité et pouvoir sont passés dans le « système global »: chiffres et anonymat.
Or, d'une part, et on le sait, l'individuation et la relation ont été laissées, dans le vide médiatique sans corps qui autorise tous les délires, à l'éducation du sujet en tant que consommateur (forme postmoderne de «l'éducation esthétique»), à l'inter-passivité des sujets, puisque c'est Ie système qui jouit d'eux et à leur place. D'autre part, l'autorité effondrée du politique, jouée au lieu d'être assumé entraîne un vertige d'où vont émerger les formes les plus archaïques, rivales, exclusives et violentes de l'identité.
La globalisation ruine toutes les identités. Elle conduit au même terme que là où le théâtre commence, mais au prix de la liquidation du sujet et de l'autre.
Autoréférence et gouvernance systémiques sans sujet et sans autre, elle convient à la science, à la guerre, à la finance, à la bureaucratie, aux médias, au spectacle, et l'Université emboîte le pas. La «théorie des systèmes » et du «vivant» la reconnaissait pour «autopoïétique» dans les années 70, sans remarquer son combustible ... Elle s'alimente en effet de l'assimilation des sujets et de l'autre, qui se trouvent à sa frontière ( border-line ): résistants, exclus, déchets, ils seront l'objet d'une «intégration» · sous caution, d'un «recyclage», quitte à les «laisser mourir», s'entretuer, ou à les exterminer. Rien et nul ne sauraient échapper à cette soi-disant irrésistible et ultime logique de l'identité, à cette tautologie qui publie régulièrement le bilan de ses succès et de ce qui lui reste à accomplir.
On a rappelé toute la puissance, tout le pouvoir que Freud avait su reconnaître à cette logique, celle de la conclusion de mort transitive, et combien il est difficile d'en desserrer l'emprise. On sait également qu'il avait dégagé la loi de sa transposition de l'individu au collectif : la culpabilité d'un égoïsme gagné sur l'autre et sur l'autre en soi-même (l'idéal du moi) doit pouvoir trouver sa légitimation collective. Ce sera la fonction du politique d'y pourvoir. En attendant les médias ...
Or la ruine des identités, à laquelle nous conduit le « système », ne débouche pas seulement sur le «néant» (auquel il se substitue). Comme dans ces« expériences extrêmes» qui, en livrant la« vie nue» des corps au système (naguère du camp, aujourd'hui du biopouvoir), tentèrent de prouver la facticité du sujet (du« regard humain»), et de chercher les moyens de le «réduire» aux prothèses génétiques, technologiques et pharmacologiques, la ruine des identités qui advient du système actuel fait émerger au contraire la radicalité et l'irréductibilité du sujet, de cet autre qu'est chacun de nous et qu'aucun nous, on ou tous ne saurait engloutir. Ce qui émerge ainsi, c'est un étonnant singulier, un singulier qui en appelle précisément à cet universel qui ne se reconnaît dans aucun un ou commun.
Le sujet ne soutient sa propre altérité (sa «vie nue ») que de l'altérité de l'autre. Et c'est bien ce savoir, que l'expérience du corps en scène réveille de l'amnésie de l'enfance, que nous mettons au principe de l'Université autre, de l'Université de l'autre. C'est dans ce cadre que se situera la formation des étudiants et celle des formateurs, qui comprendra toute « acquisition » de « connaissances », et d'une« profession », et les maintiendra dans l'horizon inexpugnable de l'altérité de soi, de chaque être ou chose, dont la reconnaissance de la singularité n'est autre que la qualité du sujet qui la reconnaît.
Dire que« connaissances» et « profession» «s'enrichissent» ou se« transforment» de cette prise en considération principielle de l'altérité est insuffisant : ce qu'il advient d'elles ne correspond à plus rien de leur nomination (« art» ou «science» pourraient aider ... ).
Et nous gagnons le sens de la culture, qui, d'un coup, dissipe la fantasmagorie « multiculturalisme » des « identités » exclusives, séparatistes, muséales, endogames, etc., des « particularismes » sur fond « d'homogène global»: la culture n'est autre que la qualité de la relation à l’altérité, qui ,elle, est infinie et permet de faire la différence.
Mais n'est-ce-pas Eros alors que nous «retrouvons» au coeur de ce savoir du corps en scène et que nous plaçons à la source et à l'horizon de la formation ? Eros aux bords de Thanatos, au bord du « système »? Car c'est bien le« corps érotique» qui advient au « corps en scène » et sans « arrière-scène », corps qui échappe à toute normativité, à toute appropriation, à toute capture, à toute «solution», « sexuelle», «sociale» ou« consommatrice». Corps dont les puissances ne sont que celles qu'il reconnaît à« l'autre ». Face à l'hégémonie potentielle de l'autoréférence sans sujet et sans autre de la globalisation et de la logique implacable de la pulsion de mort transitive qui l'anime, et pour situer le théâtre (et l'Université qu'il appelle), il convient de rappeler l'avertissement de Freud en 1929 : «Et maintenant, il y a lieu d'attendre que l'autre des deux «maîtres du ciel», l'Eros éternel, tente un effort afin de s'affirmer dans la lutte qu'il mène contre son adversaire non moins immortel». En 1931, il ajoutait : «Mais qui peut savoir s'il y réussira et quel en sera le résultat?». Et, pour reprendre l'argument central du livre que nous citons, si le paradoxe du «système », de la« globalisation», consiste à être, en même temps, la ruine des identités normatives et la forme ultime de déculpabilisation des égoïsmes et des identités exclusives {l' «individualisme» et les «communautarismes» contemporains), c'est-à-dire la forme ultime du politique il n'en a pas pour autant diminué le « malaise dans la culture» mais, comme l'anticipait l'inventeur de la psychanalyse, l'a porté au seuil de rupture, au «passage à la limite» qu'est (que sont) le(s) terrorisme(s). Le «système» (certains le disent «darwinien», en faisant un contre-sens sur Darwin ... ) est une puissance de tri, de sélection, d'identification (qui/quoi est « in» ou « out »). Les différences ne sont (re)connues qu'en tant qu'identités («hybride» est encore une identité ... ) auxquelles s'accorde l'Université. Cette logique est la pure conséquence de la disparition (un terme à méditer ... ) de l'autre. De cet autre sans qui aucun sujet ne peut advenir.
Autoréférence sans sujet et sans autre, le « système » n'aurait pour seule mesure et légitimation son « développement», sa «croissance ». On sait que cette vision (quantitative, économique, politique) ne correspond pas à la « réalité » de ce que le « système » «produit». Il produit misères, / famines, inégalités, fractures, prostitutions de tous ordres, solitudes innombrables, guerres « nouvelles », terrorismes. La «nature», déjà «dénaturée», n'est plus qu'une somme et une échelle de «risques». Enfin : l'inter-passivité, la neutralisation, l'indifférence et « l'omertà» sur le tout.
Quoi qu'on en fasse ou qu'on en dise, on croit «connaître» «ça». Sans pouvoir ou vouloir y
\ reconnaître le retour de l'autre.
5. Le théâtre de l'autre - l'Université de l'autre
Mais, cette fois, innombrable. Non pas« masse», mais multiplication de singuliers, corps et visages, paysages et villes, déformés, défigurés : méconnaissables. Jusqu'au «singulier quelconque», l'homme sans qualités, le «normopathe», homme ou femme «de rien», capable de tout... De l'éviction de l'autre, le système produit à foison toutes les variantes tératologiques de sa méconnaissance. « Objet », de compassion, de charité « humanitaire » , de contrôle, d' «identité», de rétention, de détention, de relégation, d'exclusion, d'internement, d'expérimentation, de réinsertion, d'extermination, l'autre, dont la reconnaissance conduit « l'humain » bien au-delà des « droits des homme », n'a droit à ces «droits» que sous condition. L'autre, qui fait retour: «Homo sacer». Qui sont-ils/elles ? D'où viennent t-ils/elles ? Où vont-t-ils/elles ? Que réclament-t-ils/elles ? elle était la question qui interrogeait le regard, «l'art», tout art, sa peinture pour Gauguin à Tahiti. Mais, pour notre sujet, c'est au génie de Pirandello que nous emprunterons la réponse.
Ce sont des «personnages», et ils viennent de la «scène», d'un «théâtre» qui leur redonnerait un corps, un visage, la possibilité d'y traduire l'impression que leur fait l'autre, de créer le lieu et le milieu ils vont vivre, de retrouver la science et la composition des saveurs, des odeurs, des touchers, des ouillières, des couleurs et des sons, et des intervalles qui en régissent la sensation et la perception faire vivre en eux l'eau, la terre, l'air et le feu. Ils vivent d'un faire et d’un dire, ~qui même du même être ou de la même chose, le sera toujours autrement. «Faire» et «dire sont et seront toujours à apprendre». Et toute «connaissance» sera toujours traversée, décantée en mémoire de l'impossible appropriation. «Autres» comme puissance indéfinie «d'eux-mêmes», ils ne perçoivent plus rien comme «objet» mais comme puissance captive de différenciation et de relations.
On aura reconnu quelques-unes des bases de cette formation «non-professionnalisant qu'appelle la rencontre de la scène. Mais pas seulement : il s'agit aussi de l'apprentissage de relation {aux êtres, aux choses), de toutes les dimensions, les qualités, qu'implique une relation. · s'agit également de la fin de la pure et simple «professionnalité» qui ne saurait plus ignorer, dans] (marché du) «travail» même, la dimension relationnelle.
Et c'est bien là la condition artistique, scientifique, éthique d'une Université autre, d'une Université de l'autre. Comme de reconnaître au théâtre la puissance, qu'il a toujours eue, de mettre en cause tout consensus qui sacrifie la plus petite part même de l'altérité. Car c'est bien cela l'altérité: la différence «ultra-mince» {Marcel Duchamp) qui empêche le concert et favorise la musique, ramène l'identité à la relation et à ses qualités. Il y a un au-delà des «cultures», qui se regorgent de leur «identité» exclusive et sélective, qui est «la» culture comme qualité de la relation à l'autre en tant qu'autre (cet univers qui fonde tout singulier, par-delà les «droits de l'homme» et est la condition d'une cosmopolitique par-delà les intérêts nationaux et internationaux). Comme il y a un au-delà de toute «profession», de toute «production» et de toute «création», que mesure la prise en considération de l'altérité dans leur fonction, le mode de leur réalisation et leurs objectifs.
Ces «personnages» (tous ces «autres» qui surgissent comme «forêt» de l'éviction de l'autre pour peupler le «désert du réel») remontent de loin : rebuts, ils sont riches de ce qui a été rejeté par une épistémologie et une «esthétique» (conception de «l'art») dualiste, donc idéalistes, qui ont constitué le «mental» et le «physique» de l'éviction du corps en scène comme apprésentation de l'autre. Cette «apprésentation de l'autre», qui a émergé avec la «parade» des animaux, nous apprend la distance, la respiration, le silence, l'intervalle, l'art de retarder toute échéance comme authentique «mimesis» de la vie, de toute «fabrication» (homo faber) de «paysages», de «jardins», de «villes», de saveurs et de parfums, comme de tout «objet». L'art de différer l'identité et le propre, qui ne rencontre et ne reconnaît que l'unique de chacun, de chaque chose, de chaque moment, de chaque lieu (c'est là le sens de la valeur, que la valeur d'échange et celle d'usage ont fait disparaître, comme le «professionnel» et «l'amateur» ont fait disparaître l'enjeu du théâtre), c'est ce que nous apprend le corps en scène. Et cela, par le plus minime «exercice» du théâtre. Le corps en scène nous apprend l'être en relation sans avoir, sans chercher rien de commun (c'est la fin d'une certaine «recherche» ... et l'horizon d'une démocratie autre). Non pas «connaître», mais reconnaître que nos seules puissances sont celles que nous reconnaissons à «l'autre».
Quelles que soient les charités ou les sévérités dont ils font «l'objet», les «personnages» sont irrécupérables par le «système» qui les a exclus : ils gardent en eux la trace d'une voie autre que celle qu'il leur offre, la mémoire d'une altérité sacrifiée à laquelle nul ne renonce. Jusqu'à la cohorte des «morts» qui nous reviennent aujourd'hui de !'Histoire, du théâtre, du cinéma qui s'écrivent - survivants d'une humanité virtuelle.
C'est ainsi que tout cet «art», et notre «Histoire» (comme notre «histoire de l'art»), l'art des «civilisations disparues», d'un seul coup, ne vierment plus du «passé», mais sont désormais devant nous et nous mettent en scène.
Quant à la «barbarie» actuelle du surfing informatique, multimédiatique, «interactif», dont l'idéologie du «mouvement perpétuel» s'est emparé de toutes les activités, elle a «liquidé» (au sens de «la modernité liquide» de Z. Baumann) sans appel tous les «s'arrêter pour penser», toutes les «élévations» et autres «approfondissements» qui faisaient l'orgueil de la culture humaniste et bourgeoise, et a ainsi porté le «système», en évacuant la «scène», au paroxysme du simulacre. Mais évacuer la scène n'est que le fantasme d'une toute-puissance d'un «symbolique» désarrimé de «l'autre».